Anetamara (46)
Luciano était plongé dans ses réflexions. Bien qu'heureux de se trouver à nouveau dans son royaume, il se demandait comment ils avaient fait pour arriver jusqu'ici. Par quelle magie le vert sombre de la forêt de Mélaya s'étendait sous son regard soucieux ? Plus étrange encore, la disparition des sangs impurs. De tout le petit groupe, pourquoi eux seuls étaient absents ? Tout cela était incompréhensible, pesta le roi intérieurement.
_ Où nous conduis-tu ainsi ? lui demanda doucement Olivier.
Melgrove posa un regard vide sur le lycan qui portait sa jeune sœur. Cette dernière dormait paisiblement ; on n'avait pas l'impression qu'elle était blessée. Seules les blessures qui couvraient son corps pâle témoignaient de ce qui lui était arrivée. Le sort de Sebastian avait fonctionné bien mieux qu'il ne l'avait espéré. La princesse commençait à cicatriser. Plus lentement qu'à l'accoutumer, mais elle cicatrisait et c'était ce qui comptait le plus.
_ Pourquoi ne répond-il pas ? intervint soudain la sœur de l'alpha terrien.
_ Je n'ai de compte à rendre à personne, répondit sombrement Luciano. Suivez-moi et taisez-vous !
Il n'avait même pas élevé la voix, mais tous se turent sauf Elena qui éclata de rire.
_ Qu'est-ce qui te fait rire ?
_ Ton attitude, Luciano. Te rends-tu seulement compte que nous sommes tous effrayés et que ces pauvres gens ont juste besoin de savoir ce que l'on compte faire d'eux ?
L'agacement perçait dans la voix de la vampire. Excusez les mauvaises manières de notre lycan de roi, continua-t-elle pour les autres. Il oublie parfois que nous ne sommes pas tous comme lui, c'est-à-dire orgueilleux et autoritaire. Nous nous trouvons dans la forêt de Mélaya et nous nous rendons auprès d'amis humains qui nous ont prêté allégeance.
Olivier la remercia de ses éclaircissements d'un signe de tête. Cela ne lui expliquait pourtant pas où étaient les autres. Il baissa les yeux sur le visage endormi de son amie et se dit qu'elle, au moins, n'avait pas à se soucier de leur sort.
_ Nous arrivons, souffla Luciano.
D'où ils étaient, il pouvait entendre le rire des enfants qui jouaient, les voix des femmes qui cuisinaient et le bruit des épées qui s'entrechoquaient. Les hommes s'entraînaient au combat. C'était de bon augure. Cela prouvait qu'ils avaient pris conscience de la menace qui les menaçait. Son fin odorat lui apprit qu'à la lisière du campement se trouvaient des lycans, mais aussi... C'était impossible. Comme lui, Elena les avait sentis. Elle lui adressa un sourire entendu et s'élança au-devant de la délégation qui venait vers eux.
Luciano était encore abasourdi. Des vampires à proximité des « fantômes de Mélaya ». Seule une guerre pouvait être à l'origine d'un tel miracle. Sans un mot, il se laissa prendre dans les bras de ses congénères et de ses anciens et nouveaux amis.
_ Roi Luciano, nous avons cru que nous ne vous reverrons plus jamais, dirent les uns.
_ Nous avons craint pour votre vie, dirent les autres.
_ Cela suffit ! tonna le roi déchu. Votre sollicitude me va droit au cœur, mais nous avons plus urgent pour le moment.
D'un geste de la main, il montra le corps inerte de sa sœur. Le visage heureux de ses sujets se crispa en une grimace de douleur.
_ C'est impossible, souffla l'un des lieutenants de la garde des Melgrove. On a perdu la trace de la princesse Maria Isabella il y a déjà plusieurs nuits.
_ Lycan, serais-tu devenu incapable de reconnaître ta propre souveraine ? s'écria un des vampires dans la foule. C'est la princesse Galatea, nôtre fugueuse.
Des cris de joies s'élevèrent alors, déstabilisant les terriens qui se trouvaient là. Géraldine, bien que consciente du rang de son amie dans ce monde s'était attendue à un tout autre accueil. Si ces gens aimaient tant leur princesse, pourquoi l'avoir poussée à fuir ? Son amie ce serait-elle trompée sur les sentiments de ses sujets à son égard ?
Gardant pour plus tard toutes ses questions, elle observa attentivement la foule. Comme elle s'y était attendue, les habitants de cette planète étaient semblables à ceux de la Terre à quelques détails près. Les vampires semblaient plus puissants et encore plus charismatiques, les lycans plus sauvages, plus primaires et les humains plus méfiants.
_ Combien d'hommes avons-nous ? demanda le chef des lycans.
_ Lycans, vampires et humains confondus nous sommes un peu plus de mille ici. D'autres parcours le royaume pour rameuter nos partisans. Ils risquent la mort en faisant cela et jusqu'à présent leur tentative a été vaine, mais avec votre retour nous pourront rassembler un plus grand nombre, sire.
Luciano écouta son lieutenant d'une oreille distraite. Du regard, il essaya de distinguer Alban dans la foule. N'y arrivant pas, il opta pour son sens le plus développé, son odorat. Un murmure alarmant lui parvint à l'autre bout du village mélayen. Il reconnut sans peine la voix d'Elena.
_ Que se passe-t-il ? murmura-t-il à son tour à son intention.
_ C'est Alban, sanglota la jeune fille sans pouvoir continuer.
Le roi imagina tout de suite le pire. Il avait été conscient en se dirigeant vers Mélaya d'y faire entrer le danger, mais il avait espéré que la mort ne viendrait pas tourmenter ces gens qui avaient su lui accorder leur protection et leur confiance.
Laissant les autres derrière lui, il s'élança vers la princesse vampire. Elle se tenait sur le seuil d'une cabane de bois où transpirait l'odeur de la maladie. Il fit un pas, puis un autre, repoussa la jeune femme et entra en retenant son souffle. Il y découvrit Alban étendu sur un immense lit de bois et de paille. L'homme semblait avoir pris dix ans en à peine quelques semaines. Son corps était recouvert de pansements qui cachaient mal l'origine des blessures.
Luciano recula d'abord lentement avant de bondir hors de la chaumière en rugissant.
_ Qu'est-il arrivé à cet homme ? demanda-t-il à Baldomero, l'œil mauvais.
Ce dernier recula de plusieurs pas connaissant la colère légendaire de son souverain. Ce n'était d'ailleurs pas une légende puisqu'il en avait déjà fait les frais et qu'il ne souhaitait pas que cela ne recommence.
_ De quoi parlez-vous, sire ?
_ Ne fais pas l'imbécile ! Tu sais très bien de quoi je parle et si je dois me répéter cela va mal aller pour quelqu'un.
Baldomero recula encore. Il n'était pas un lâche, c'est pourquoi il était devenu, à son âge, 50 ans à peine, le bras droit de la famille Melgrove, mais c'était un homme sage. Il savait que son roi était fou de rage et que sa réponse ne ferait que l'énerver encore plus. C'était dans ces moments qu'il regrettait la douce présence de la princesse Maribelle. Elle seule savait le calmer.
_ L'homme qui se trouve dans cette maison est dans un piètre état et ses blessures ont été causées par l'un des nôtres. Donc je repose ma question, qu'est-il arrivé à notre hôte ?
_ Nous avons été contraints de prendre une décision difficile, souffla Baldomero.
_ Qui est ce nous ? Et qu'est-ce qui justifie un acte d'une telle barbarie ?
Le lieutenant se mordit la lèvre inférieure. Le roi avait raison et il avait ressenti la même rage quand il avait su ce que les autres avaient fait du chef des Mélayens, mais en ces temps de guerre ils ne pouvaient se permettre d'être divisés.
_ Sire, commença-t-il en relevant fièrement la tête, les Mélayens, malgré la promesse qu'ils vous avaient fait, nous ont opposé une résistance et nous avons été obligés de leur rappeler qui... qui dirigeait les opérations.
Baldomero termina sa phrase dans un souffle. Il connaissait suffisamment Luciano pour prévenir ses réactions. Il accusa donc sans broncher la magistrale gifle qu'il lui administra et il ne recula pas devant le regard dur de son souverain et ami. Il n'admettait pas plus la lâcheté que la brutalité gratuite.
_ Qui est ce nous ? Demanda encore Luciano. Je te connais bien et je sais que tu n'es pas à l'origine de tout ça.
D'un geste de la main il balaya l'assemblée. Maintenant revenu de son contentement d'être rentré, il pouvait mieux analyser ce qui se passait autour de lui. Il n'avait pas senti la peur en s'approchant, pourtant elle émanait de chaque humain présent ici. Il était vrai qu'après son éclat, tous, sans exception, respiraient la peur. Il n'avait pas remarqué que ceux qui jouaient joyeusement avant leur arrivée, que ceux qui s'entraînaient appartenaient à la caste des lycans. Les humains, eux, jusqu'à présent, avaient été cachés dans leur chaumière.
_ Sire, vous prendrez cela peut-être pour de l'insolence, mais nous sommes en temps de crise et nous ne pouvons pas nous permettre de nous trahir les uns les autres.
_ Je n'ai jamais pensé que ce que tu me disais était emprunt d'insolence, mais de sagesse. Je ne me répéterai pas, Baldoméro.
_Sire, ne me le demandez pas !
Luciano darda sur son subalterne son regard le plus mauvais. Il n'aimait pas avoir recours à son statut d'alpha, mais il n'avait pas le choix ici.
_ Je t'ordonne de me donner la réponse que j'attends. Parle !
Baldoméro sentit le pouvoir de persuasion de l'alpha s'abattre sur lui, il avait beau lutter de toutes se forces, il savait qu'il n'allait pas tarder à céder. Il détourna ses immenses yeux noisette de son roi avant de lui répondre, vaincu.
_ Nous avons parmi nous des traites qui sont de nôtre caste, sire. Et il serait mal venu de nous dénoncer les uns les autres dans ces temps troubles.
_ Je ne crois pas t'avoir demandé ça.
_ Il s'agit d'un petit groupe de soldats lycans chargés de la protection de nos amis vampires. Pour ne pas avoir à les abandonner aux portes de la forêt, ils ont fait le choix de s'imposer en provoquant le chef mélayen.
Le roi laissa échapper un long rugissement de colère. Baldoméro savait qu'il n'y aurait rien à faire pour le calmer. Ah, si seulement la princesse Maribelle avait pu être avec eux !
Luciano sentit la colère montait en lui progressivement. Il tentait encore de la refouler, mais savait qu'il n'y pourrait rien. Il n'était pas connu pour son self-contrôle, loin de là. Il repéra vite, les soldats dont parlait son ami et il se précipita sur eux. Ces derniers ne firent même pas mine d'être désolés. Ils affrontèrent courageusement le regard courroucé de leur roi en attendant leur sentence. Celle-ci ne se fit pas attendre. Sans autre sommation, Luciano agrippa le premier soldat à la gorge et serra de toutes ses forces. Il entendit un petit bruit sec, signe qu'un os venait de craquer. Il entendit la respiration du jeune soldat devenir difficile et ralentir au point de n'être plus qu'un léger souffle. Il entendit son rythme cardiaque s'accélérer, puis ralentir dangereusement avant que les yeux de bronze qui le fixaient avec effroi ne deviennent vitreux. Ce n'est qu'une fois certain que plus un gramme de vie ne subsistait chez son compatriote, qu'il se décida à le lâcher. Le corps du soldat retomba sur le sol dans un bruit sec qui fit trembler tous ceux témoins de la scène.
_ A qui le tour, maintenant ? questionna le roi, un sourire mauvais au coin des lèvres.
Les cinq autres soldats se mirent à trembler de peur, ce qui énerva encore plus le roi. Les autres restés à l'écart comme pétrifiés. Le roi anétamarien venait de tuer l'un de ses semblables. Incroyable !
Luciano ne pensait plus à rien, seulement à venger la pauvre humain aux chaires meurtries qui avait bien voulu accorder un abri à ses compatriotes en déroute. La rage qui l'habitait faisait trembler ses muscles et il sentait la bête en lui prête à surgir. Il s'avança vers le petit groupe de soldat et vit que celui le plus à droite tentait de fuir. Il l'agrippa par le bras et tira si fort en arrière que ce dernier tomba en lâchant un cri de surprise. Il allait s'abattre sur le corps du jeune lycan pour le déchiqueter de ses mains quand il sentit des doigts chauds lui frôler le dos. Il se retourna prêt à injurier le malheureux qui venait l'interrompre, mais il s'arrêta net. Devant lui, soutenue par la louve terrienne, se tenait sa sœur Galatea.
_ Que fais-tu ? lui murmura-t-elle.
Entendre le son de sa voix, regarder ses immenses yeux caramel après plus de deux siècles, le firent vaciller sur ses robustes jambes.
_ Tu ne crois pas qu'il y mieux à faire que t'amuser ? continua-t-elle d'une voix si faible qu'il eut du mal à l'entendre. Ne devrions-nous pas aller à la recherche de Sebastian ?
L'inquiétude et le reproche transparaissaient dans son regard. Sans s'en rendre compte, Luciano se laissa glisser sur le sol en entraînant avec lui les deux jeunes femmes qu'il avait enlacées. Géraldine se dégagea de ses bras pour le laisser câliner librement sa sœur.
_ Oui, tu as raison, lui souffla-t-il. On va aller le chercher, mais d'abord nous devons te laisser récupérer et surtout découvrir qui sont les traites de la meute.
Faiblement, Galatea acquiesça avant de s'évanouir.
Anetamara (48)